Les marques aux défis des nouvelles « tribus », condamnées à devenir politiques
La crise de la Covid a été bénéfique dans au moins deux domaines : le nombre de nouvelles marques déposées en France et la démultiplication de « tribus » prêtes à les consommer. Avec une conséquence aussi importante qu’inattendue : la saturation (prochaine) des messages et des audiences. Pour faire face, les marques doivent devenir « politiques ».
L’information est presque passée inaperçue : 2020 a été, en France, l’année des records en matière de dépôts de marques : plus de 100 000, soit près de 300 par jour (si on neutralise les dimanches). Un chiffre jamais atteint depuis la création de l’INPI, l’organisme qui les enregistre. Dans un autre registre, mais toujours quantitatif, l’hypersegmentation de l’offre, accélérée par l’explosion des médias sociaux et du e-commerce : désormais plus de 10 milliards de produits sont directement accessibles en ligne, depuis nos smartphones ou PC (contre moins de 1 milliard il y a 10 ans). Avec une conséquence majeure sur les modes de consommation de nos sociétés digitalisées : la « singularité » est devenue le nouveau paradigme. « Je consomme donc je suis » pourrait être le slogan des années Covid.
Conséquence, la consommation de masse telle qu’elle fût pensée dans les années soixante, à savoir les mêmes biens pour le plus grand nombre, est morte ! Aujourd’hui, chaque consommateur revendique son unicité et invente la consommation qui l’accompagne. « La normalité universelle est désormais une stratégie aussi inefficace qu’erronée » professait il y a quelques années Seth Godin, gourou du marketing et spécialiste de l’économie de « Longue traîne ». Nous y sommes !
Résultat des deux phénomènes : les marques sont partout ! Institutionnelles, corporates, commerciales, ombrelles, territoriales, citoyennes, employeurs, personnelles… les segmentations ne manquent pas. Et elles sont devenues autant un modèle de consommation que de revendications ! Pour preuve, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, certaines marques ont pris directement des positions politiques lors des émeutes du Capitole, condamnant l’atteinte au processus démocratique : Bank of America, Verizon, UPS… Et certaines ont même ouvertement soutenu Biden. Partageant ainsi avec leur « fan base » une position politique.
Du jamais-vu !
Et tout le monde veut être une marque : les partis politiques et leurs leaders, les rappeurs et les influenceurs, les clubs de foot et les footballeurs ! Les « systèmes » de marques ont ainsi envahi tous les espaces de la scène sociétale et culturelle. « Je suis une marque donc j’existe ! » Et inversement.
Nous sommes des hypertrophiés du symbole !
Comment expliquer cette hypertrophie du symbole ? Par trois facteurs majeurs. Premièrement, par la modification des perceptions et des désirs des consommateurs. Nous privilégions la valeur d’usage, à savoir l’utilité d’un bien plutôt que sa propriété (d’où le succès des plateformes de partage, de la trottinette aux outils de jardin en passant par les voitures). La « jouissance » plutôt que la propriété. Ce qui accroît considérablement à la fois le cycle de consommation et la nécessité de se repérer. Comme le soulignait Raymond Loewy, célèbre designer des années soixante : la marque fait fonction de phare dans un modèle d’hyper-choix. Et les phares se multiplient.
Deuxièmement par l’hyper-extension du champ émotionnel. On ne consomme plus un produit mais une promesse, une histoire, une émotion… des « stories » pour construire sa propre identité. On ne consomme plus, non plus, selon sa classe, mais son clan. Et les clans se démultiplient à l’infini. Le retour de ce que le sociologue Michel Maffesoli appelle la « tribu » s’accompagne d’une nouvelle organisation du sens et des signes. Chaque tribu et chaque membre arbore ses références, ses codes symboliques, ses signes de reconnaissance, ses codes sémiologiques, son système de communication. On est Hipster, Rappeur, Boomer, Végane, Spéciste, Consumériste, Empathique, Mystique, etc. On se regroupe par tribu autour du même « gourou ».
Enfin, troisième transformation, la modification de l’espace : des plateformes de VOD à l’espace Smartphone, nos champs de vision sont en train de muter. Nous passons d’un champ à longue focale (la rue, la mer, les champs…) à des visions courtes (le PC, la tablette, le smartphone) surpondérant les signes, les symboles. Plus l’écran est petit, plus les signes ont d’impact et plus les marques marquent ! C.Q.F.D.
Marques et entreprises sous pression
Conséquence, on demande aux entreprises et aux marques d’être partout ! Et elles sont sollicitées sur tous les fronts : sociaux, sociétaux, marketing, RH… Sur tous les canaux, médias traditionnels, plateformes digitales, médias sociaux, réseaux physiques, etc.
Les communicants, eux, sont désormais confrontés à deux phénomènes concomitants :
- Le premier est la nécessaire construction de ce que le jargon métier nomme un « mille- feuille omnicanal », fait de prises de paroles multiples, d’éléments de langage, de dispositifs complexes afin d’être visible sur tous les canaux.
- Le second est l’accélération de la volatilité des Oubliés les grands cycles, les grandes tendances. Il faut réagir à l’heure, au quotidien, au mois. Et se remettre en question en permanence.
Il faut donc anticiper, choisir, organiser, optimiser, produire… et piloter des dispositifs devenus aussi compliqués qu’hétérogènes. Comment s’en sortir ? Il faut dire stop ! Choisir, trancher, s’engager, au risque de déplaire à certains. Choisir ses « tribus », simplifier ce qui est devenu complexe, rendre cohérente et structurée une prise de parole qui peut se perdre dans l’hyper-offre de contenus. Prendre de la distance, du recul. En un mot, devenir « politique ». Dans le sens du choix et de la gouvernance. « Gouverner, c’est choisir », disait Pierre Mendès-France. C’est désormais le rôle essentiel des responsables de communication. « Communiquer, c’est -plus que jamais choisir. »
Les marques, comme les politiques, doivent conquérir le droit à l’idéologie. Sinon, comme les politiques, elles ne résisteront pas à l’épreuve de la nouvelle société « tribale ». Mais le chemin va être complexe.